Introduction

Que dire qui n'ait été dit sur Daech? Peut-être, justement ce qu'ils disent. Ne prétendant pas rivaliser avec les islamologues, les historiens, les arabisants, les sociologues ou les psychanalystes, n'ayant bénéficié ni de séjours en zone kurde ni de nombreuses visites dans les cellules de radicalisés, l'auteur s'est simplement posé la question "quel est leur message ?"[1]. Car l'organisation désignée suivant le cas comme Daech, État islamique (EI) ou califat - pour simplifier nous emploierons les trois indifféremment - parle et montre beaucoup (y compris des scènes insupportables). Elle est prolixe et prosélyte. Elle lance un message universel. Elle nous dit quelque chose à nous qu'elle entend "mettre à genoux" et appelle ses futures recrues à se redresser pour devenir des "lions". Elle s'adresse même aux lionceaux et enseigne aux bambins comment faire la prière et couper une tête [2]. Elle exalte la violence la plus crue au nom de la plus haute théologie. Elle inverse tous nos codes du bien et du mal. Elle veut convertir la Terre à ce qu'elle nomme le seul et vrai monothéisme. Et, curieusement, nous sommes sourds à ce message : ce sont des déséquilibrés, pas de sens, pas de rapport...

 

Toute organisation terroriste - ou plutôt toute organisation recourant aussi au terrorisme (à côté d'une guerre ouverte et de l'administration de l'État dans le cas de Daech) - se classe sur une double échelle : destruction et propagation. Sur la première, le califat qui tue directement ou indirectement des milliers de gens par an se situe haut. Sur l'échelle de propagation dont traite ce livre, il semble battre notre société dite de communication quand il s'agit de "gagner les cœurs et les esprits".

 

Des milliers de gens, certains non musulmans de tradition, convertis directement au djihad, d'autres sunnites mais ni pieux ni rigoristes au départ, d'autres passés par la criminalité ou par une vie de débauche, sont convaincus par ces paroles et ces images ; ils recrutent à leur tour.

 

L'EI les persuade simultanément :

·         De changer leur vie, de rechercher leur mort, de renoncer aux biens de ce monde,

·         D'admettre une seule loi, celle de Dieu, au sens le plus littéral, et une seule autorité, celle du calife,

·         De mener une guerre qui doit aboutir à la conquête du monde (ainsi la prise de Rome et de Byzance est envisagée très sérieusement pour achever une mission interrompue au VIIe siècle),

·         De se préparer pour la fin des temps toute proche et pour une bataille entre le Bien et le Mal,

·         D'aller mener une vie heureuse et digne au seul endroit où est appliquée l'authentique loi c'est-à-dire de faire la hijrah au moins aussi importante que le djihad,

·         S'ils ne le peuvent ou si leur sacrifice est plus efficace ailleurs, de frapper des civils pris dans la rue avec des armes improvisées comme un couteau ou un camion,

·         De gagner le Paradis par le martyr, d'escompter la récompense céleste pour eux et la punition éternelle de leurs ennemis,

·         De combattre qui a le moindre désaccord ou la moindre restriction avec ce qui précède,

·         De venger des siècles de persécutions subies par les musulmans dont la pire : la "dernière croisade" en cours contre l'Oumma toute entière.

 

Sur chacun de ces points, le prosélytisme fonctionne à rebours de ce que professent nos sociétés : individualisme, tolérance, hédonisme, modernisme, démocratie, sécularisme, pacifisme... Difficile d'opérer une conversion plus absolue que celle des djihadistes, d'adopter un critère du vrai, du bien, du juste ou du souhaitable plus opposé au nôtre.

 

 

ATTRACTION ET PERSUASION

 

Cette attractivité joue sur les combattants étrangers qui vont en Syrie et Irak comme sur ceux qui commettent un attentat dans leur propre pays. Cela relève, certes, de causes psychologiques, sociologiques, culturelles ; le processus s'inscrit dans une logique historique de ressentiment ; elle correspond à un récit victimaire qui mélange croisades, ligne Sykes-Picot et guerre d'Irak... Mais la fascination du califat relève aussi d'une approche rhétorique. Il faut une incroyable technique, très moderne, pour faire adhérer à une vision aussi archaïque et délirante. Il est urgent de comprendre ce qui séduit chez les barbus les plus repoussants de la Terre, de déchiffrer le message, de comprendre leurs outils.

Les vecteurs de leur propagande - qu'elle soit centralisée en Syrie ou dispersée sur les médias sociaux - comptent autant en terme d'efficacité que le grand Récit (la doctrine) ou que la promesse d'une victoire totale (l'utopie). Une idéologie, un discours, des images efficaces engendrent adhésion et obéissance. Les actes - conquérir une terre, y appliquer la charia, défier le monde entier - et la scénographie terroriste complètent l'effet de fascination.

À la démesure de la promesse (sauver son âme, conquérir la Terre et venger l'humiliation des musulmans) répond le spectaculaire de la forme ; l'EI retourne tous nos codes moraux et politiques, mais pas nos codes visuels et symboliques. Sa propagande, terme qu'il faut aussi prendre au sens étymologique de propaganda fidei, propagation de la foi, combine multiplicité des genres (aux vidéos "gore" de tueries et égorgements s'ajoute une production sur la vie quotidienne, les combats, la prédication, des témoignages...), pluralité des sources et variété des canaux de diffusion (des écrans plasma installés sur les places de villes conquises aux groupes de diffusion Telegram que l'on suit sur son portable). Le tout confère une grande résilience contre toute tentative d'interruption ou de censure.

 

Cette propagande a évolué depuis ses origines encore liées à al-Qaïda. Ainsi, sur la hiérarchie des ennemis ou la définition de la victoire. Elle montre un sens indéniable de l'adaptabilité technique et stratégique et contraste avec nos tentatives pour faire taire la parole djihadiste ou lui opposer un contre-discours persuasif. Telles sont, grossièrement résumées, les difficultés qui s'opposent à l'élimination de Daech comme croyance (à supposer que nous parvenions à son élimination matérielle et organisationnelle).

 

·         Ne nous rassurons pas avec des "ils ne savent pas ce qu'ils disent" ou un "ils ne savent pas ce qu'ils font". Certes, toute idéologie dissimule les intérêts ou les pulsions de celui qui la professe, mais toute idéologie révèle quelle vision du monde "fonctionne" comme attractrice des masses. Et le contenu est tout sauf indifférent.

·         Ne présumons pas l'ignorance des djihadistes quant au sens de l'Islam ou aux réalités du monde.

·         Ne les rabaissons pas comme délirants ou complotistes, manipulés ou victimes de la "post-vérité".

·         Ne confions pas à des institutions de réinsertion ou à des algorithmes de Google chargés de la chasse aux "fakes" et aux discours de haine le soin de ramener les égarés.

·         Ne nous laissons pas fasciner par l'idée qu'au fond, tous ces discours signifieraient le contraire de ce qu'ils prétendent et que le "vrai problème" serait ailleurs. Il est aussi dans leur efficace.

 

Suffirait-il de vaincre leur ignorance avec une bonne campagne de communication ou un soutien psychologique ? Ou faudrait-il corriger nos fautes pour apaiser leur hostilité (des croisades au repli identitaire en passant par la courbe du chômage ou la montée du populisme qui poussent la jeunesse au désespoir, les médias en trouvent beaucoup) ? Au-delà du discours psychologique (la pulsion), sociologique (l'exclusion) ou historique (l'invasion), il faut aussi chercher la réponse dans la séduction de l'offre idéologique du djihad.

 

 

MESSAGES, MEDIAS, MILIEUX...

 

Nous préférons, pour notre part, rabaisser le débat. Revenir au comment avant de chercher le pourquoi. Ce livre ne traite ni de l'essence de l'islam, ni des desseins géopolitiques des acteurs : il analyse ce qu'ils nous disent, et surtout ce qu'ils disent à des recrues francophones, pas forcément excellentes en arabe littéraire, mais capables de cliquer sur une souris. C'est un discours qui appelle à tuer ou à se faire tuer, à éliminer toute forme de mécréance ou de déviance et à venger toutes les persécutions de tous les musulmans au profit d'un État mondial parfait soumis à la loi de Dieu. Et qui est bien reçu à travers certains médias, dans un certain milieu, relayé par certaines médiations humaines.

 

Des milliers de gens y croient, deviennent acteurs à leur tour et veulent donner ou à chercher la mort. Ils ont été séduits : ils passent vraiment sur une autre voie (se-ducere, c'est détourner du chemin).

 

Que s'est-il passé entre les deux ?

Il a bien fallu que l'appel parvienne, éventuellement repris en ligne, expliqué par des mentors, commenté par des "frères" ; il a fallu qu'il concurrence les millions d'autres messages que véhiculent nos médias dont la publicité ou la culture pop. Il a bien fallu que des communautés se constituent pour persévérer dans la croyance et la mettre en œuvre.

 

Daech nous pose deux questions inédites :

 

·         La première est stratégique : l'impuissance de toutes les puissances militaires - certes désunies - qui, au moment où nous écrivons sont toujours tenues en échec par quelques dizaines de milliers de combattants. Comme si les forts avec toutes leurs technologiques avaient oublié l'art de vaincre.

·         La seconde est rhétorique et médiologique[3] : d'où vient l'attractivité d'un discours califal si totalement à rebours de celui - hédoniste, apaisé, individualiste, tolérant, optimiste, moderne, soft... - que sont sensées diffuser nos sociétés ?

 

Derrière la machine de guerre la machine à croire. Le fonctionnement de la seconde mérite un regard aussi attentif que la première.

 



[1] Manière de reprendre la problématique de A. Bauer et F.B. Huyghe "Les terroristes disent toujours ce qu'ils vont faire", P.U.F., 2010

[2] Vidéo "Sometimes with your blood" apparue début 2017 et montrant l'exécution d'espions kurdes par de jeunes enfants dans un parc d'amusement en ruine.

[3] La médiologie, discipline créée par Régis Debray, est l'étude de moyens, notamment technologiques, de transmission des croyances.